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Le télétravail a-t-il impacté l’esprit créatif de nos studios ?

Agence conseil & communication digitale
Depuis la pandémie, le travail à distance s’est implanté comme un outil majeur en agence, voire une norme. Mais est-ce un héritage positif pour la créativité ? J’ai posé la question à deux experts en innovation managériale : Antoine Lorès et Antoine Rager, qui confrontent pour Indexel leurs points de vue.
Antoine Lorès
Conférencier,
expert en management,
co-fondateur de MindCraft et Loryon.
Antoine Rager
Formateur, ingénieur pédagogique,
auditeur Qualio,
fondateur de Sénapé.


Qu’est-ce que la créativité ?

Antoine Rager : Steve Jobs disait : “La créativité, c’est simplement savoir associer des choses”. Partant de cette définition, on sort de l’idée reçue que les créatifs sont des personnes qui créent ex-nihilo par une sorte d’inspiration divine. Les personnes les plus créatives que je connaisse sont des gens cultivés, qui consomment beaucoup de contenus et qui parviennent à se l’approprier pour créer de nouvelles choses originales.

Pour être créatif, il faut donc réussir à sanctuariser des temps d’exploration et des temps d’assimilation de ces contenus, via un système de prise de notes par exemple. L’idée est d’avoir constamment du grain à moudre pour ses nouvelles créations. Il faut aussi se réserver du temps pour laisser son esprit libre pour que de nouvelles idées puissent germer.

La confrontation avec d’autres individus permet également de favoriser la création de nouvelles idées. Ce phénomène s’appelle la sérendipité, c’est un processus de création de valeur due au hasard. Échanger avec d’autres collègues, de manière informelle sur des problématiques diverses, est également un vecteur de créativité.

Antoine Lorès : Très vaste question ! Personne ne sait prévoir ce qui va marcher. La solution est donc… quantitative. Il faut tenter beaucoup de choses, aller vite, multiplier les approches. Dans les entreprises, les « projets zombies » survivent longtemps parce qu’il ne faut pas vexer leur puissant sponsor, ou tout simplement parce qu’on n’en mesure pas les effets. Pour que la créativité germe, il faut des expérimentations, c’est-à-dire une confrontation impitoyable avec le réel : est-ce que le produit se vend ? Est-ce que l’avion décolle ? Sinon, il faut arrêter au plus vite pour pouvoir tester autre chose.

En entreprise, pour doper la créativité, il faut des rencontres fortuites, des accidents, des conversations qui n’étaient pas prévues avec des personnes d’autres métiers et niveaux hiérarchiques. J’ajouterai une qualité : l’attention. C’est bête, mais pour créer, il faut être attentif aux solutions qui sont là sous nos yeux. Si vous ne cherchez pas, ou si vous êtes constamment distrait, vous pouvez rater la solution pourtant devant vous.


Productivité et créativité peuvent-elles faire bon ménage ?

Antoine Lorès :  La « productivité » est un terme qui vient de l’industrie, des chaînes de montage. Le plus souvent, elle représente la quantité d’un même produit que je peux fournir en une heure. On parle bien de répéter quelque chose le plus vite et le plus efficacement possible.

Cela posé, avoir la productivité pour seul objectif aura pour effet évident de « stériliser » la créativité. Il n’y aura plus le temps pour les accidents et explorations nécessaires. Il est donc indispensable de trouver un équilibre entre productivité et créativité. Ed Catmull en parle très bien dans son livre sur la culture Pixar, « Creative Inc. » : si les tenants de la créativité gagnent, vous faites faillite. Si les tenants de la productivité gagnent, vous faites faillite aussi. Il faut maintenir la tension entre les deux populations.

Antoine Rager : dans les métiers de la créativité, la relation entre le temps passé et la valeur créée n’est pas évidente. Saviez-vous par exemple que la chanson All I want for Christmas de Mariah Carey avait été écrite en seulement 15 minutes alors qu’il s’agit d’un des plus grands succès de l’histoire de la musique ?

Dans un métier créatif, chercher à faire beaucoup de « volume » pour être plus productif peut nuire au développement de nouvelles idées et finalement nuire à la productivité elle-même. Augmenter la productivité d’un travailleur créatif revient donc, selon moi, à augmenter la valeur de son temps. Cela passe par le développement d’un style ou d’une expertise singulière qui permettra d’augmenter le prix de la prestation à la journée (et par conséquent la productivité).


La visioconférence suffit-elle à reproduire des échanges aussi qualitatifs que ceux en présentiel ? 

Antoine Rager : Ça dépend. La visioconférence a permis à beaucoup d’entreprises de rendre les échanges plus directs. On ne se coupe plus la parole, on va à l’essentiel. En revanche, on peut constater que sur certains types de réunions comme des formations ou des ateliers, il y a une perte du non-verbal, une plus grande difficulté à capter l’attention de l’auditoire et moins de moments informels (et donc de sérendipité).

Pour des points d’avancement sur un projet avec une équipe distribuée, la visioconférence peut être une très bonne alternative à une réunion présentielle classique. En revanche, pour des brainstormings ou des rendez-vous commerciaux, il est souvent préférable d’organiser la réunion en présentiel.

Antoine Lorès : Il y beaucoup d’études sur les informations perdues, la fatigue physique et l’immobilité qu’induisent les visioconférences. Mais c’est d’ailleurs que vient selon moi le risque pour la créativité. On fait systématiquement équivaloir la créativité avec ces temps d’échange. Mais il n’est pas établi que mettre les gens ensemble dans une salle pendant une heure, ou dans une visioconférence d’ailleurs, soit la meilleure façon de parvenir à des solutions originales. La création naît souvent dans l’espace entre l’inventeur et l’invention, entre un outil et l’artisan, entre le chercheur et l’éprouvette, c’est-à-dire dans les moments de solitude.

Bien sûr, il est difficile de se renouveler sans rencontrer personne, mais l’alchimie d’un créatif pourrait aussi tenir à l’alternance de périodes d’écoute intense, sociale et ouverte, et de moments d’expérimentations solitaires. On peut d’ailleurs collaborer sans se voir, c’est tout l’intérêt de l’écrit. Les entreprises ne favorisent pas la créativité en exigeant de leurs cadres qu’ils « collaborent » constamment, en passant d’une réunion à une autre tout en pianotant sur Outlook. Les visioconférences n’ont rien changé à cette erreur fondamentale.


Les entreprises doivent-elles s’interroger sur leurs modes d’organisation pour favoriser la créativité en télétravail ? 

Antoine  Lorès : On tend à décider de l’organisation du travail en fonction des mots clés à la mode. On fait du créatif en 2020, de l’agile en 2021 et un peu d’excellence en 2022. De toute façon, qui va vous dire qu’il ne veut pas d’une entreprise créative, agile ou excellente ? Pour répondre à cette question, il faut s’interroger sur les modes de travail, mais pas forcément pour favoriser la créativité. Il faut viser les comportements qui créeront le succès de la stratégie de l’entreprise. Si votre priorité est de créer de nouveaux produits rentables, alors il faudra effectivement que vos structures managériales favorisent la créativité et l’expérimentation. Mais si vous cherchez à dénicher les meilleurs commerciaux du marché ou à réduire vos coûts, alors vos modes de travail devront refléter ces objectifs-là, pas la créativité. Beaucoup d’entreprises performantes ne sont pas du tout organisées pour favoriser la créativité du plus grand nombre. Cela étant, si vous voulez les équipes les plus créatives possibles, il faut que le télétravail soit un outil au service de cette créativité, et pas une contrainte à contourner.

Antoine Rager : Comme pour tout changement d’organisation, le télétravail affecte la façon dont les individus collaborent : communication, distribution du travail, suivi de l’avancement, etc. Si les entreprises pensent que le télétravail n’est qu’un déplacement du travail à distance et que cela n’aura pas d’impact sur la créativité des travailleurs, elles se leurrent ! À distance, la transmission des informations est parfois plus complexe, l’informel plus difficile à faire vivre, le bouillonnement d’idées moins intense.

C’est à la fois aux managers et aux collaborateurs de mener cette réflexion en fonction des spécificités de leur activité. Les réponses sur les métiers créatifs seront forcément  différentes des réponses sur des métiers de production standardisés.

Comment réduire les risques psycho-sociaux liés au télétravail ?

Antoine Lorès : Les études parues pendant le confinement ont montré que les plus jeunes, les célibataires et les extravertis souffraient plus du télétravail contraint. À mon avis, il faut être clair sur le rythme du travail à distance dès la description du poste. Décrire non seulement s’il sera possible de télétravailler, mais aussi si les collègues seront à distance. Un jeune collaborateur qui a besoin de socialiser et qui apprend mieux par les échanges directs saura ainsi éviter une affectation dans une équipe où la majorité des collègues ne viennent plus sur site.

Antoine Rager : Le télétravail peut générer ce qu’on appelle un phénomène de « mercenarisation » des travailleurs à distance. C’est-à-dire que l’employé peut avoir le sentiment de n’être plus qu’un prestataire de service pour son employeur car il perd le lien affectif et humain avec son entreprise matérialisé notamment par des temps de présence au bureau.

Le télétravail a tendance également à rendre le travail réalisé moins visible aux yeux des managers. On dit souvent « loin des yeux, loin du cœur ». Le fait de moins voir ses collaborateurs nuit au lien affectif entre les managers et les équipes, ce qui altère indirectement la perception de la performance. Il est donc essentiel d’inviter les collaborateurs à rendre compte plus souvent du travail qu’ils ont effectué.


Télétravail et présentiel : la solution est-elle d’adopter un mode de travail hybride dans nos studios de création ?

Antoine Lorès : Oui, je le crois. Le télétravail crée un rythme différent, propice à la concentration, à une exploration plus libre. Le présentiel favorise les accidents, les conversations inattendues, les critiques constructives… et la joie ! Le travail hybride est un cocktail positif pour la créativité dont l’équilibre reste à trouver dans chaque entreprise.

Antoine Rager : Oui, cela permet d’allier les avantages des deux modes de travail. On peut réserver en télétravail les activités qui nécessitent de la concentration, de la productivité sur des tâches standardisées et utiliser le présentiel pour les activités collaboratives ou pour maintenir de l’informel. L’hybride implique une complémentarité des deux modes de travail pour exploiter les forces et minimiser les faiblesses du présentiel comme du distanciel.


Comment l’entreprise doit-elle concrètement s’y prendre pour mettre en place ce mode de travail hybride ?

Antoine Rager : Pour mettre au point une organisation de travail hybride efficace, il faut définir clairement les tâches qui doivent être effectuées à distance et celles sur site. Identifier ce qui nécessite de la synchronisation et ce qui peut se réaliser de manière asynchrone par itérations interposées. Digitaliser ses méthodes de travail pour permettre d’avoir le même niveau d’information et de productivité en présentiel qu’en distanciel. Repenser les processus d’onboarding, d’intégration et de formation pour les adapter à l’hybride. Sanctuariser le présentiel pour les moments informels avec ses collègues et les tâches qui nécessitent de la collaboration ou de l’idéation.

Antoine Lorès : Je recommande de commencer par définir les résultats attendus dans chaque poste. Difficile de lâcher prise sur la présence des collaborateurs quand on ne sait pas mesurer s’ils font du bon travail, situation beaucoup plus fréquente qu’on ne l’imagine ! Ensuite, on pourra autoriser une flexibilité croissante en suivant l’évolution des résultats. Il faut poser dès le début qu’en cas de besoin de l’entreprise, on pourra exiger la présence sur site sans formalisme particulier, y compris pour des moments de convivialité. En parallèle, les managers doivent être formés à exploiter au maximum les temps de présentiel pour renforcer le collectif : il ne suffit pas de remplir l’agenda de réunions informatives qui pourraient avoir lieu… à distance !

 

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